TANARO

 

 

 

DÉPOT S.A.C.D. : 88308

 

 

Chapitre premier

 

 

 

 

 

Tanaro, rivière qui engloutit les petits enfants. Le village où

prennent mes racines est situé au sommet de l'une des nombreuses

collines qui surplombent cet affluent du Pô. Les fermes aux briques

robustes, les granges trapues et les hangars font bloc. Le clocher de

l'église menace les intrus de sa pointe effilée dont l'ombre transperce

à intervalle régulier les corps des bâtiments. San Martino et ses

coteaux viticoles semblent dominer le Tanaro. En fait, ils se protègent

dans une ascension vitale. Le village ne domine rien du tout, ni la

vallée, ni la rivière. Dans la crainte de la violence impitoyable des

eaux, San Martino a fui le combat.

„Ne vous baignez pas! Si vous cherchez la fraîcheur, trempez juste vos

pieds dans le courant!" Les instructions des paysans étaient

accompagnées d'un doigt menaçant. Ils nous recommandaient la plus

extrême prudence bien qu'ils fussent nos complices dans leur désir de

faire découvrir, à mon frère et à moi, les meilleurs coins pour la

pêche. Eux seuls connaissaient les rares berges accessibles à travers

les épaisses murailles de roseaux, de quenouilles et d'avoine sauvage

entremêlés. Malgré l'interdiction et les menaces, en dépit de leurs

paroles et de leurs gestes, pointait chez les villageois l'envie de

tarir notre incessante curiosité de garçons de la ville et de l'exil à

qui il fallait apprendre ce qui se découvrait en soi et autour de soi.

Notre innocence avait guidé nos instigateurs dans cette périlleuse

visite au dieu Fleuve. La bande de copains aux âges dépareillés et aux

dents abîmées nous avaient lâchés : ils étaient affranchis. C'est ce

qu'ils prétendaient avec une bouille où l'on devait lire la fierté de

l'initiation et l'exigence du respect qu'un tel parcours impliquait. Du

vent! Ils ne mentaient pas puisqu'ils ne disaient pas l'avoir fait, mais

les paupières soudain alourdies, la lèvre supérieure dans un rictus

adulte, le poignet cassé sur la hanche · Du vent! Ils avaient peur.

Aucun d'entre eux n'avait plongé dans le Tanaro. Seuls leurs rêves

étaient visités par les flots agités. Du vent! Les garçons obéissaient à

leurs parents qui leur interdisaient de telles expéditions. Il est vrai

que les arguments de ceux-là semblaient plus frappants que les prières

des miens. Mes amis avaient peur et croyaient les histoires racontées

par les adultes à propos d'enfants retrouvés le ventre gonflé et noir

avec les membres et le visage déchiquetés. Parfois les jeunes imprudents

disparaissaient à tout jamais. Légendes d'enfants-salamandres. Certains

se noyaient dans cinquante centimètres d'eau. On les ramassait à des

dizaines de kilomètres en aval, recrachés sur des plages de galets

acérés ou plantés sur des troncs de mûriers morts, tels des suppliciés

du pal. Frank et moi avions peur mais il n'était pas question d'obéir.

Ni de croire.

Une des après-midi les plus brûlantes du mois d'août, sous une menace

d'orage, Walter nous entraîna. Les cheveux ébouriffés et le teint de

bronze, un nom qui sonnait américain, une bonne humeur permanente,

Walter savait plaire même si une nouvelle fois je constatais chez lui

une certaine crasse. La barbe n'était rasée que le dimanche pour la

messe et ce n'était pas celle d'un aventurier avec son dessin régulier

et sa pousse éternelle de trois jours, non, c'était un tapis crasseux de

crins drus et noirs jusque dans les oreilles, alterné de poils plus

souples et de couleur indéterminée. Ses vêtements étaient du même

acabit, surmontés d'une odeur tenace de sueur rance. Quelque chose me

dérangeait chez lui. Mais ce n'était pas son aspect négligé. Au

contraire, la crasse avait à mes yeux une forme de noblesse. Comme le

chien qui se roule, sitôt toiletté, dans la charogne ou dans la première

merde venues, je me gonflais d'aise au contact de ces paysans en habits

de travail terreux et aux mains noires. J'enviais leur propreté du

dimanche qui donnait à la mienne un air douteux. C'est que celle-ci

n'était que superficielle. Je reprochais souvent à ma mère de ne pas

laver suffisamment mes habits et à chaque nouvelle frusque jetée dans le

panier de linge sale, je faisais une prière pour qu'elle réussisse

l'examen de la lessiveuse. Hélas, certaines pièces revenaient dans

l'armoire dans l'état où je les avais quittées. „Pas assez sales", je ne

connaissais que trop le verdict. Le mélange de sueur, de crasse, de

marques de fatigue, d'empreintes du labeur et de pureté dominicale de

mes amis paysans m'apparaissait comme révélateur d'une vérité qui me

faisait défaut.

La gêne que provoquait Walter était à rechercher ailleurs. Pour une

fois, il s'était séparé de son frère Ernesto. Ernesto né peu de minutes

après lui, avait hérité d'un bec de lièvre. Des jumeaux atypiques. Voilà

ce qui me gênait chez Walter. Vouloir cacher cette tare adelphique

derrière une façade toujours souriante et joviale. Il passait son temps

à rire et à plaisanter. A faire rire surtout. Grâce à l'amour des

autres, il désirait exister. Et exister pour oublier. Les rires que

Walter suscitait le nettoyaient de l'image infirme réfléchie par

Ernesto. Qui dans sa famille avait frayé avec un lapin de garenne?

Scènes de chasses barbares sous des cieux oranges, amours monstrueuses

entre des bêtes sauvages mutilées et des chasseurs ivres de sang et de

désir. Fruit d'amours consanguines, Ernesto était le digne représentant

du village où les deux principales familles s'unissaient depuis des

siècles. Si Walter et son frère n'étaient pas mis au ban du village, les

fables ou autres racontars fusaient. Même ma mère y prenait part. Elle

se réservait le rôle de la Providence. „A Paris, on peut faire quelque

chose!" Tout pouvait se réparer à Paris. Et précisément les erreurs de

Dame Nature. Cette herméneutique du progrès ajoutait au prestige de la

Parisienne qui venait en avion depuis le merveilleux pays de la fée

modernité. Cela se déroulait au début des années soixante-dix. Pourtant,

en repensant à ces années-là, San Martino me donne l'impression d'être

figé au début du siècle.

„Si vous voulez attrapez quelques truites, les gamins, montez, je vais

aller couper des cannes le long du Tanaro", lança Walter après avoir

arrêté sa Fiat 600 dont les trous causés par la rouille sur la

carrosserie permettaient d'apercevoir les pièces mécaniques. Il avait

arrêté tant bien que mal son antiquité près du mur où nous jouions à la

pelote. Notre terrain de sport favori était la rue ou plutôt la seule

route qui traverse San Martino. Peu de véhicules y passaient et en une

poignées de secondes, nous pouvions nous rejoindre tous, les cours

intérieures des maisons n'étant divisées les unes des autres que par des

grilles quand elles n'étaient pas communes. L'architecture du village

permettait un échange de propos direct et rapide.

„Attends-nous", dis-je, tandis que mon frère avait déjà disparu dans la

maison pour aller chercher les cannes à pêche, la sienne en fibre de

verre avec un petit moulinet Mitchell et la mienne, plus rustique,

taillée dans une des cannes qui poussaient autour du poulailler et au

bout de laquelle pendait un simple fil de nylon. Déjà se manifestait

cette différence entre Frank et moi, lui plus technicien, plus

scientifique, alors que je désirais posséder le même instrument

qu'Huckleberry Finn, une canne à pêche artiste et sauvage. Onze mois

nous séparent, pourtant dès lors nous ne partagions plus grand chose

exceptées les mêmes tenues vestimentaires. Peut-être sont-ce ces habits

du reste qui ne pouvaient en aucune manière nous faire passer pour des

jumeaux, étant aussi clair d'yeux et de cheveux qu'il est noir, qui ont

fait croître la différenciation jusqu'à l'indifférence finale.

Dès que Frank fut revenu, nous partîmes, laissant nos amis silencieux

mais prêts à cafter dans leur partie de baballe abandonnée. La chaleur

était devenue étouffante. Nous cuisions à petit feu dans la voiture de

Walter, soulevant sans cesse nos cuisses pour laisser le moins de peau

possible au plastique rouge des banquettes chauffé à blanc et qui nous

piquait comme du corail. On avait été obligé de peler le toit pour

transporter les cannes, mais ce n'était pas la faible allure de l'engin

qui aurait pu procurer une brise rafraîchissante. Je tenais avec fermeté

les instruments de pêche, persuadé néanmoins qu'ils n'arriveraient pas à

bon port, d'autant plus quand Walter s'engagea sur une route de terre

bordée d'arbres aux frondaisons majestueuses mais repiquant vers le sol.

Plus nous avancions et plus la lumière se faisait rare. Le jour cessait

peu à peu de pénétrer à travers les branchages touffus. La route se fit

chemin puis sentier, un étroit passage conduisant au centre de la Terre.

Au centre des enfers, je le savais. Il me restait les gaules pour

embrocher les démons du feu éternel. Enfin notre Virgile campagnard

arrêta sa Fiat sous un immense noyer. Nous étions arrivés.

Pourtant sa majesté Tanaro demeurait invisible. La végétation était

dense et toute empreinte d'humidité. Impossible de savoir quelle

direction prendre pour atteindre la rivière. Un silence déroutant.

L'oreille n'était d'aucun secours. C'est dans ces parages que le Tanaro

agité, furieux en vérité, naît rivière au calme apparent. C'est ici

qu'il abandonne son origine torrentielle. Tel un serpent liquide, il se

débarrasse de son ancienne peau. Mais pas le moindre sanglot du torrent,

je n'entendais rien. Sans initiation préalable, inutile de vouloir

trouver l'accès à la rivière à travers les fougères et les arbustes

entrelacés. Encore fallait-il en premier contourner la garde des arbres

centenaires. Walter était détenteur de la carte au trésor. Il nous fit

ses ultimes recommandations avant de livrer le secret :

„Je vais couper des cannes et je vous rejoindrai. Vous trouverez un

petit ponton près d'une berge, c'est le coin idéal pour pêcher. Surtout,

je vous demande par la Sainte Madonne de ne pas vous baigner. Même si

vous crevez de chaud. Compris? C'est dangereux. Puis je sais pas nager

alors · j'irai pas vous chercher. Promis? Marchez une centaine de pas

sur votre gauche jusqu'au saule, tout droit après, puis passez sous les

barbelés. Là vous verrez le ponton. Bonne pêche."

Je ne fus pas surpris de l'attitude de Walter. Il voulait nous faire

croire qu'il était occupé. En fait il nous laissait seuls à l'excitation

de l'aventure, afin que le frisson soit plus complet. Premiers de

cordée. D'un clin d'žil je remerciai Walter. Il me répondit avec le même

clignement complice. Je tournai mes talons et en avant! Je pris la tête,

je n'aurais jamais permis à mon frère de devenir le pionnier de notre

marche vers le Tanaro. Le saule. Continuer tout droit. Je gravai dans ma

mémoire tous les signes identifiables. Ainsi je détiendrais le secret à

mon tour. Puis je pourrais le communiquer à mes camarades de jeu restés

au village. Et qui sait, à mes enfants plus tard? La retour de la clarté

me donna confiance, nous approchions du but. La Nature déployait ses

derniers pièges et une nuée de taons s'envola d'une haie de chardons.

Dérangés dans leur sommeil, les insectes se vengèrent en mordant les

bras imprudents qui les avaient délogés de leurs aiguilles bleues. Sur

ma peau apparurent des cloques roses. Des bulles gonflées de pus. Mais

la douleur se tut derrière l'excitation. J'approchais du Tanaro. Mes

oreilles captaient les notes mouvementées de ses eaux. Enfin la rivière

se détacha dans toute sa violence. Des troncs d'arbres dénudés, des

géants déchus, des chênes creux émergeaient, les racines vers le ciel.

Avec fracas l'eau venait buter contre ces obstacles ridicules. Les rives

étaient hostiles, aucune aire de repos, les arbres tombaient directement

dans le cours du Tanaro. Ensuite l'eau dévorait l'intérieur des arbres.

On assistait à une rixe entre l'eau et la forêt. Le Tanaro avait avalé

un couloir d'arbres mais la forêt voulait reprendre le dessus malgré les

squelettes de ses combattants dans l'élément liquide.

Mon frère fut le premier à atteindre le ponton. Je le rejoignis et je

constatai les différentes nuances de l'eau. Par endroit, elle était

claire comme du cristal. On pouvait voir les algues danser sur les

graviers qui en parsemaient le fond. Une eau de montagne qui donnait

soif ou l'envie de plonger en son milieu. En revanche plus loin, elle

devenait boueuse et l'on distinguait avec netteté des trous sombres

de-ci de-là. Des fosses noirâtres. Aussitôt je me mis à imaginer que ces

trous renfermaient les corps des enfants disparus dont on parlait dans

le village. Les caveaux des petits innocents. Non, pas des caveaux,

plutôt des chambres à la manière des alvéoles de cire dans les ruches

qui contiennent chacune une larve, une abeille en devenir. Les

entonnoirs ténébreux dans le lit du Tanaro étaient des chambres de

maturation. La rivière était une usine à transformer les bambins tombés

par inadvertance dans sa matrice liquide. Le Tanaro engloutissait les

enfants pour en faire des anges ou des poissons et ceux qui étaient

vomis sur les berges en aval n'étaient pas dignes de cette conversion.

Ils n'avaient pas la foi.

Assis les jambes dans le vide, je restais longtemps absorbé dans la

contemplation des puits obscurs. J'étais comme happé par eux, incapable

de jeter mon bouchon dans l'eau comme le fit mon frère. Je voulais

assister à l'éclosion d'un ange. Assister à sa naissance aquatique. Un

reflet d'argent étincela au-dessus du trou le plus proche de moi.

°tait-ce l'aile d'un ange qui s'apprêtait à battre les airs? C'est quand

je vis qu'il ne s'agissait que d'un gardon gobant une libellule que je

me retrouvai à l'eau. Mon imprudence m'avait offert au dieu Fleuve. La

peur me saisit d'un bloc. J'agitai mes membres dans tous les sens.

Pourtant je savais nager. Les bras et les jambes dans un même mouvement.

Non, d'abord les bras! Je ne me rappelais plus de rien. Ah oui, faire la

grenouille! Le manque de coordination agissait contre ma volonté et je

commençai à couler. Je vis mon frère assister impuissant au désastre.

Immobile dans sa stupéfaction, la seule chose qu'il arrivait à faire

était de crier comme un âne. Puis le courant vint me cueillir à toute

vitesse. J'avais l'impression de voler dans l'eau. Je n'étais plus

maître de rien. Je tentais de stocker des litres d'air dans mes poumons.

Dans un trou! Je me voyais finir dans un trou et j'avais dix ans.

J'avais dépassé l'âge, c'est sûr, je ne pouvais plus être métamorphosé

en ange. Mon destin était donc de me changer en poisson dans les limbes

du Tanaro. Dans un trou! Mais par miracle, je vins m'écraser contre un

des troncs plantés dans la rivière. J'étais sauvé. Alerté par les cris

de mon frère, Walter arriva. Il étudia la situation en fumant une

cigarette. Avant d'agir, il déversa une bordée d'insultes dans ma

direction. Puis il se servit de la barque qui était sous le ponton pour

me venir en aide. Walter ne m'adressa plus jamais la parole. Il s'était

senti trahi par moi. Il était déçu. Son attitude me blessa. Approcher le

Tanaro n'était pas sans danger et il le savait. Mais peut-être était-il

en fin de compte l'homme qui approvisionnait le Tanaro, qui l'alimentait

en chair d'enfants.

Mon retour fut salué par des regards silencieux. Inutile de vouloir

dissimuler les faits. J'étais crotté jusqu'à la pointe des cheveux. De

plus une forte odeur de vase m'accompagnait. Walter ne m'avait pas

permis de sécher au soleil avant de revenir à la maison. Tout trempé,

j'étais encore marqué du sceau de ma chute. Les garçons se regroupèrent

autour de la voiture. Les plus courageux m'adressaient un sourire mais

je sentais que pour eux j'avais franchi la limite. J'avais défié le

Tanaro et j'étais puni de cette offense. D'autre part je devenais

l'exemple à ne pas suivre et il fallait s'attendre à ce que les parents

de mes copains, par ma faute, les privent davantage de liberté. Mon

blâme rejaillirait sur eux. Les minutes passées dans la voiture me

parurent interminables, j'étais le condamné que l'on montre en place

publique, l'aristocrate sur sa charrette. Enfin Walter me livra à ma

mère. Il lui raconta les événements de l'après-midi en cherchant à se

dégager de toute responsabilité. Ma mère accusa le coup, elle sentit ses

jambes abandonner leurs forces et elle s'assit. Elle tenta de faire le

point dans sa tête. Mais elle ne savait pas si elle était submergée par

la honte ou par la peur rétrospective. En tout cas je lui faisais mal.

C'était ma faute. Et même si mon frère jura qu'il s'agissait d'un

plongeon accidentel, j'étais à ses yeux un criminel à châtier. La

sanction ne se fit pas attendre, je reçus le premier coup à la dernière

parole de Walter. Une gifle sur la joue droite suivi de coups moins

précis. De divers coups en pagaille. Les voisins sortirent dans la cour

pour observer la punition. Quelques persiennes s'ouvrirent. Ma mère ne

se sentit pas seule dans l'exécution de la sentence et la violence se

fit plus démonstrative. Elle empoigna un balai afin de me frapper les

jambes. La paille de riz vint cingler mes mollets avec férocité. Passe

encore les coups distribués à la main, je refusais d'être frappé par des

instruments, par des armes, et encore moins par des ustensiles ménagers.

Je déguerpis en un éclair. Pour la deuxième fois de la journée, je

trouvai refuge dans un arbre. Les branches d'un cerisier me firent un

accueil secourable. Ma mère me poursuivit jusqu'au pied de l'arbre et si

elle agitait en l'air son balai à la manière d'un sabre, elle ne réussit

plus à m'atteindre. Elle resta un moment à attendre que je descende puis

elle renonça. Le soleil se couchait dans un ultime embrasement. Ma mère

pensait que la faim me délogerait de mon repaire.

Sachant que ma descente serait accompagnée d'une nouvelle bastonnade,

je fis une croix sur mon dîner. Je me préparais à passer la nuit dans

les branches. Je trouvai une position assez confortable et sûre pour

attendre le lever du jour. Je n'arrivais pas à fermer les yeux, le froid

et l'appétit me tiraillaient. Quelques cerises vertes furent avalées en

guise de repas mais leur acidité raviva les crampes de mon estomac. Je

pressentais que j'allais abandonner ma couche de fortune et déjà je

comptabilisais les va-et-vient du bâton sur mon échine. De grosses

larmes vinrent malgré moi baigner mes joues. Des larmes chaudes et qui

roulaient comme des petits cailloux. Les héros ne pleurent pas. Mes

sanglots confirmaient ma faiblesse. Je vidai tout mon sac de chagrin.

J'étais seul, un enfant abandonné en mer. Un ange recraché. Mais le sel

des larmes se transforma en miel. J'avais vu la mort de près, par

conséquent j'étais transformé. Un enfant, certes, mais plus tout à fait.

Semblable à toutes les personnes qui ont frôlé la mort, je subissais une

nouvelle naissance. Je sortais grandi de cette aventure aquatique. Le

Tanaro avait extirpé ma peau de lait. La mue du serpent. Et je pleurais

cette peau ancienne et dorénavant à oublier. Je n'avais plus froid. Je

n'avais plus faim. J'apprenais à me connaître. A cerner ma nouvelle

identité.

Sur mon arbre, je dominais la vallée endormie. Je ne voyais aucune

étoile. Le ciel était noir et luisant, recouvert d'ardoises. Puis les

nuages se déchirèrent et elle apparut. Immense et sévère, la lune était

boursouflée à l'extrême. Jamais elle n'avait été si ronde et si énorme.

Ou alors la terre avait subitement attiré son satellite. Ni blanche, ni

grise, la lune était cramoisie, enveloppée de soie pourpre. Elle était

en face de moi, et malgré sa taille, il me semblait que j'étais le seul

à la contempler. Le seul à la voir cette nuit-là. C'était un rendez-vous

intime. Un secret entre nous deux. La lune avait quelque chose à me

dire. Elle s'était rapprochée de la Terre pour que personne d'autre

n'écoute. Au début je ne comprenais pas ce qu'elle voulait me confier.

Puis je me laissai aller, confiant dans l'astre rouge. Lorsque je

descendis du cerisier, je me remémorai les paroles de la lune de peur de

les sentir se dissoudre en mon esprit. Ses mots étaient beaux et

rassurants. Des paroles magnifiques. Elle m'avait parlé de ma vie. La

lune avait tracé mon destin dans la nuit d'ardoise. J'étais prié de

sécher mes larmes : l'avenir serait heureux, riche en succès. Par la

suite ses paroles s'étaient faites murmures. De tendres baisers.

J'entendis : la douceur d'un regard, la chaleur d'un corps, les rires

qui émailleront une rencontre. Le reste est un secret entre elle et moi